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C’était une maison de négriers au 18ème siècle, en pierre de taille de Saint Emilion – ou d’ailleurs peu importe – avec une cour intérieure et ses trois étages. Nous vivions au troisième, l’étage des domestiques des anciens négriers. Les esclaves, eux, étaient dans les longs couloirs et salles sans issues et donc sans lumière du rez-de-chaussée, derrière les lourdes grilles.
Bien sûr en 1950 il n’y avait plus d’esclaves là et cette maison je ne m’en souviens que par ses deux hiatus avec le monde extérieur.
Le matin quand je sortais par la grande porte de l’entrée, large comme un camion et haute comme une citerne, je sortais du silence des couloirs de pierre dans le fracas des quais.
En fait deux fracas. Le fracas de ce côté des grilles du port et le fracas de l’autre côté des grilles du port, donc du port lui-même. De ce côté c’était le bruit insupportable des voitures, des camions et des bus sur des pavés aussi gros que des crânes d’enfants. Un vacarme assourdissant, étourdissant et pourtant enivrant.
Et derrière celui-ci, le deuxième fracas du port était une vaste toile de fond. Le bruit des tracteurs, des camions, des clarks, des wagons, des grues aux bras gigantesques, et bien sûr le bruit des marchandises, des piles de planches, des barriques et des tonneaux, en bois ou en fer, que l’on roulait sur les camions, et bien d’autres bruits encore. Parfois quelques cris, quelques ordres, quelques appels.
Je refermais la porte et le bruit disparaissait et c’était la peur, la crainte, l’espoir quand je l’ouvrais à nouveau et que je choppais une bouffée de ce bruit en pleine figure, en plein dans les dents. Ça c’était la vie. Un vacarme qui nous appelait et puis nous noyait, nous déglutait d’une seule bouchée.
Et le soir quand je rentrais je sortais de ce vacarme et alors j’étais pris à la gorge par la déchirure des odeurs des deux couloirs. A gauche le couloir des négriers derrière ses grilles massives et qui maintenant hébergeait un chai industriel de vin de table, de Bordeaux bien sûr, mais de table quand même. Ce vin arrivait souvent en barriques, était conservé dans des cuves très loin dans le couloir, et repartait dans des citernes remplies avec une pompe et de gros tuyaux. Odeur du vin, mais aussi, certains jours de certains bisulfites ou autres qui « amélioraient » la qualité du vin. N’en doutez pas. C’était la norme alors. Nous n’avions pas l’Europe pour nous dire ce qu’il fallait étiqueter ou ne pas faire. C’était un temps où nous pissions contre les églises.Cette odeur pourtant n’avait pas de vrai attrait. Il était bien plus intéressant de regarder des balcons du troisième étage – entre des bouffées de vertige – le remplissage d’une citerne et le contremaître qui montait sur la citerne quand elle était pleine et qui versait par la trappe sur son dos le contenu d’un seau de cuivre que l’on imaginait être la touche de dieu dans ce délice des anges qu’est le vin, même de table.
Mais dans le couloir de droite, le nôtre, celui des escaliers et de la cour intérieure, derrière une porte vitrée en bois il y avait l’autre odeur, l’odeur de l’imprimeur Guirles, l’odeur de l’encre et des produits de nettoyage des plaques et des caractères en plomb. Parfois l’odeur de la colle des reliures, et toujours l’odeur du papier.
Il n’y a pas deux papiers qui ont la même odeur et on pourrait écrire un livre sur ces odeurs dont je ne sais plus parler qu’en anglais, car je n’ai jamais su en parler en français, car je n’en ai jamais parlé de ces odeurs dans la langue de l’école, car une odeur ça se sent, ça s’hume, ça ne se dit pas. Mais disons qu’il y a l’odeur froide des papiers d’emballage marron, l’odeur grise du papier journal, l’odeur douce et sucrée des papiers de livres, l’odeur chaudes des grandes affiches.
Et l’odeur de l’encre qui épouse celle du papier. Un délice. Un plaisir indicible. Le plaisir des unions contre nature, ou bien de nature mais toujours bâtardes d’une pulpe cellulosique et d’un fluide.
Parfois je poussais la petite porte de l’imprimerie dans le couloir et je me retrouvais nez à nez en face du massicot si grand et gros qu’il semblait être une mâchoire de dragon. Vers le devant de l’atelier ouvrant sur le quai, les tables de finition des travaux, reliure, mise en liasse, vérification de la qualité, emballage et expédition. Et de l’autre côté vers la cour centrale le vrai atelier avec les rotatives elles aussi énormes et les machines à imprimer qu’on appelle des presses, comme celle de Gutenberg en son temps.
Contre le mur des casiers légèrement obliques avec des centaines de petites cases qui contiennent les caractères en plomb. L’odeur du plomb. Il avait pour moi une odeur sombre, de nuit glacée et pourtant avec au cœur de chaque petit caractère un feu secret.
Devant ces casiers un long établi sur lequel étaient posés des plaques qui allaient servir à l’impression. Quelques fois j’allais jusque là et regardais ces trucs, ces assemblages de lettres que je ne savais pas lire . Un ouvrier m’expliqua un jour que les lettres étaient à l’envers et de droite à gauche. Mystère des mystères de toutes les inversions.
Un rêve sans pareil que ces portes qui s’ouvrent et se ferment dans le cerveau quand on parle d’inversion. L’enfant y voyait des portes de placards noirs qui s’ouvraient à l’envers, mais qu’est-ce que c’était que l’envers, le sens inverse des placards de la cuisine ou de la chambre j’imagine ? Mais derrière ces portes inversées le mystère ennuité de l’inconnu. On a toujours besoin d’un inconnu dans nos petites cervelles. On court après l’inconnu parfois toute sa vie, comme dans la cour de récréation, et quand on lui tombe dessus, à l’inconnu, on se retourne et on fuit, et c’est nous qui sommes alors à l’envers, inversés, renversés.
Mais ce couloir et cet atelier d’imprimerie, ce Monsieur Guirles avait un autre mystère que nous entendions parfois quand il faisait tourner la grosse rotative. Il était choriste au Grand Théâtre de temps en temps pour les opéras et son favori était la Damnation de Faust. Parfois il poussait une note ou deux de son air favori « La fleur que tu m’avais jetée… » et la basse continue de la rotative lui donnait le la ou le do, comme on pourrait dire.
Ces bruits, ces odeurs, avaient un nombre. Quatre-vingt-quinze. C’était le 95 quai des Chartrons à mi-distance entre le Cours de la Martinique et son tram et le Cours du Médoc et son autre tram, chacun à deux pas des entrées principales du port avec leurs guérites, leurs douaniers, leurs flics qui vérifiaient les sacs des dockers, et en plus des passagers à celle du Cours du Médoc, du fait de la Gare Maritime située là.
Le plus étrange et le plus surprenant dans ce monde ancien c’est que je sens ces odeurs comme si elles existaient encore, j’entends ces bruits depuis longtemps disparus avec le port, bien sûr, et avec le goudron qui depuis bientôt toujours recouvre les pavés, et avec les grilles finalement enlevées il y a quelques années, comme s’ils étaient encore là dans mes oreilles battant à mes tympans.
Et pourtant ce qui ressort encore plus fort dans ces souvenirs ce sont les lumières et les mouvements. Des lumières qui changent avec l’heure du jour ou de la nuit, mais aussi avec les saisons et les fêtes. Les lumières des magasins et des vitrines. L’échoppe du cordonnier n’a rien à voir avec la boulangerie. Et pour Noël il y avait partout des décorations lumineuses de sereine confiance dans la nuit. Et ces lumières dansent à jamais dans mes yeux. Pourtant les mouvements, c’est encore pire. J’ai vécu ces mouvements comme la couche la plus puissante de la réalité et j’ai toute ma vie essayé de capter les rythmes différents et multiples de ces sensations entrecroisées.
Je trouverai un premier exutoire à ces rythmes enchâssés avec le twist il y a longtemps, puis plus tard avec les rythmiques noires du rock et de l’Afrique. J’ai toujours essayé de suivre les rythmes de mes sensations et si possible d’aller chercher le rythme le plus profond et endiablé. Imaginez le rythme fébrile d’une rotative, ou le rythme ensorcelant d’un vin puissant, ou encore le rythme lourdement suave et liquoreuxdes voitures et des camions sur le quai qui s’entrecroisent tous avec le rythme céleste des grues qui tournent et virevoltent comme des aigles dans les nuages.
Le Quai des Chartrons, le port de Bordeaux et les couloirs du 95 étaient des pistes de danse sur lesquelles j’essayais d’exceller simultanément et tour à tour. J’en ai fini tout tordu, biscornu, farfelu, mais peut-être heureux comme un paresseux maintenant que je ne peux plus guère que me déplacer au rythme imperceptible du sur place. |
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